10.7.21

Chroniques de Juin 2021

 par Georges Charles

Mercredi 2 juin

L’air de la ville rend libre ; 10 e partie, les petits soldats de la livraison  

Cette rubrique, intitulée " L’air de la ville rend libre ", en référence à un aphorisme allemand du Moyen Âge, s’intéresse à la vie urbaine, métropolitaine ; voici donc une chronique sur les " petits soldats de la livraison ", ces dizaines de milliers de livreurs qui parcourent les villes à vélo, qu’il pleuve ou qu’il vente, dans le froid ou la canicule, de jour comme de nuit, pour livrer à domicile des commandes de repas (dans leurs sacs isothermes de 70 litres, des hamburgers, des pizzas, des salades, des nems…). D’autres titres de chronique étaient possibles : l’armée des ombres, les livreurs de l’extrême, les damnés du bitume, les prolétaires 2.0. Je les croise dans la journée, notamment sur les pistes cyclables ; à l’heure du couvre-feu, on ne voit même plus qu’eux. Distance moyenne/jour : environ 100 km.

Plateformes de livraison en France : Uber Eats, Deliveroo… Vive la pandémie : Deliveroo a annoncé une hausse de 64 % de son activité en 2020 ; chez Uber, les livraisons génèrent aujourd’hui plus de chiffre d’affaires que l’activité VTC.

Combien de livreurs en France ? Entre 40 et 50 000 (1) ; environ 1 000 à Toulouse. Ils s’appellent souvent Younès, Mehdi, Hacène ; presque tous sont de jeunes hommes d’origine africaine, peu de Blancs, très peu de femmes. Parmi les livreurs, un tiers de travailleurs clandestins : des titulaires d’un compte dans une plateforme sous loueraient illégalement des livraisons à un autre livreur, sans autorisation de travail ; les gains seraient ensuite partagés. Les plateformes tentent de lutter contre l’essor de ce stratagème ; Deliveroo envisagerait de recourir à une technique de reconnaissance faciale pour identifier le véritable livreur, en temps réel…

Le blues du livreur

Qui sont les livrés ? Souvent des jeunes, des actifs adultes appartenant aux classes supérieures et moyennes; chez ces dernières, un livreur avisé pourra parfois percevoir une forme de culpabilité, celle de se faire servir à domicile comme les grands bourgeois… Les seniors en général et les habitants des quartiers populaires ont moins recours à la livraison. Avec les livrés, l’interaction sociale est réduite au minimum, quelques secondes : « Bonjour, merci ! » « Au revoir ! »

Que faire ? Lancer un boycott des plateformes de livraison ? Ce serait priver les livreurs d’un job ! S’adresser à des plateformes respectueuses des droits humains ? Ça n’existe pas ! Cuisiner soi-même ? Même si être livreur en France en 2021 ce n’est pas Germinal, la grogne monte. Les contestations portent sur le statut, la rémunération (elle aurait baissé de 30 % en deux ans) et les conditions de travail. Les livreurs, auto-entrepreneurs, ont une relation contractuelle avec les plateformes de livraison. Si l’indépendance est appréciée par certains, d’autres, devant l’absence quasi-totale de protection sociale, revendiquent de bénéficier du statut de salarié. Une troisième voie serait peut-être le " portage salarial ", où le livreur, embauché par une société de portage avec accès aux avantages liés au statut de salarié, serait mis à disposition de la plateforme de livraison.

Le monde contemporain est sombre de paradoxes. Dans les temps anciens, à l’époque de la " traite des nègres ", les marchands européens achetaient à bas prix des esclaves africains capturés par d’autres Africains, les entassaient dans les cales de leurs bateaux, direction les Amériques. Aujourd’hui, les jeunes de ce continent prennent en charge eux-mêmes leurs frais de port ; ils paient une fortune (en moyenne 5 000 € par personne) pour traverser le Sahara (où ils risquent d’être rackettés), la mer Méditerranée (où ils risquent de se noyer), puis atteindre l’Europe où ils ne trouveront, la plupart du temps, que des boulots dits essentiels mais précaires et mal payés : livreurs de repas ou agents de sécurité pour les uns, femmes de ménage ou auxiliaires de vie pour les autres.

(1) Entre 40 et 50 000 selon un article paru dans la presse écrite le 15 avril ; 25 000 selon un documentaire diffusé à la télévision le 22 avril. Déesse de la précision, foudroyez ces paresseux de l’information !

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